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mardi 7 septembre 2010



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Voyage à Martigues
(scénette en trois actes)




Personnages:
Nathan, cinquante deux ans, retraité, milieu égyptien séfarade intégriste
Anne, éditrice, cinquante ans...


Nathan : 
On pourrait aller voir Roger… (C'est son cousin, âgé de 87 ans). Il n’est pas bien du tout. Et je l’aime beaucoup, tu sais… Il n’est pas comme les autres de ma famille… C’est un type engagé politiquement. Un artiste en plus…

Anne : 
Tu sais bien que je dois finir la maquette du livre de Jeanne. Je suis très en retard… Depuis que tu es là, je n’ai rien fait…

Nathan : 
Tout de même… Juste une après-midi. Ca te détendra un peu…

Anne : 
Mais je ne suis pas tendue. Ou plutôt je le suis d’être en retard sur mon travail…

Nathan :
—  Ce n’est pas chic. Il est âgé et seul.


Le lendemain :

Nathan : 
Alors, tu t’es décidée ? Je vais aller voir Roger… Ce serait bien que tu viennes…

Anne : 
Tu sais, ce n’est pas chic en effet mais je ne le connais pas et je n’ai pas le courage de lier amitié avec un vieux monsieur qui va si mal, de m’attacher à lui et après…

Nathan : 
Mais il ne va pas si mal que ça… Il est très brillant tu sais. C’est un ancien ingénieur de Total qui s’est reconverti dans la sculpture. Il a une galerie en plein centre de Martigues, c’est super…

Anne :
—  Ecoute, je ne sais pas…?

Nathan :
D’accord. Juste une après-midi.



Il prend le téléphone :

Nathan :
—  Je voudrais parler à Roger…
…….

Ah, il n’est pas là ?
……..

A la galerie ?
……..

Il raccroche.

Nathan :
—  Il est à sa galerie.

Anne : 
Mais il n’est pas si mal que ça alors ?

Nathan :
—  Je ne sais pas. Il faut croire.

Téléphone, encore :

Nathan (joyeux) : 
On va venir… Oui, demain. Avec ma femme. (!!!)
…..
Non, je ne crois pas qu’on pourra passer trois jours. Elle ne peut pas.
…..
Je ne crois pas (air navré.) Elle ne pourra pas. Elle a ses chats à la maison (!!!)

Anne (qui intervient dans la conversation malgré l’air excédé de Nathan): 
"Elle" a surtout une maison d’édition à tenir…



Le lendemain :
Anne se douche. Nathan a l’air énervé. Café. Voiture.

Mais dépêche toi. Tu le fais exprès ?

Non.

On croirait que tu veux être en retard.

Anne conduit. Sort d’Attuargues. Lentement. Nathan trépigne.

Ecoute, si ça t’embête (!!!) je préfère encore y aller seul.

Ne fais pas l’andouille. Tu sais très bien que ça m’embête.  Et que tu ne peux pas conduire 250 kilomètres? Alors ne joue pas l’hypocrite.

Silence. Il ''gèle'' sa colère. Elle éclatera au retour. Un grand classique.

Ils arrivent à Martigues. Stupeur, le vieux monsieur isolé et ''très mal'' est en pleine forme, quoique marchant avec une canne, il a préparé lui-même un excellent repas, quoique trop léger. L’avarice des Misrahi semble l’avoir aussi touché, quoique moindrement que les autres, car le vin est excellent -il picole pas mal-.  Nathan un peu, Anne qui conduit, non. Tout baigne. Il travaille tous les jours dans son atelier-galerie et conduit sa voiture pour aller à la mer tous les matins. Il a l’habitude de se baigner dès le mois de Mars. 

Ses deux fils, par chance médecins l’un et l’autre, habitent… la maison voisine, séparée par une porte qui fait communiquer à volonté les deux demeures. Pour quelqu'un de "très isolé", on a vu pire. 

Ils les reçoivent gentiment mais s’éclipsent aussitôt : leur cabinet, à un pâté de maison est fort achalandé. On ne les reverra plus. Un petit-fils de trente ans (mignon comme un astre) fera le service puis s’éclipsera aussi. Jolie maison avec vue sur la mer etc…

Conversation banale d’un vieux monsieur chaleureux, roublard, intelligent, drôle et narcissique (mais plutôt moins que le reste du clan) qui pose à l’anar d’une famille bourgeoise (en un sens, c’est vrai) ultra dynamique et surtout ultra logorrhéique. Comment il a mouché le patron de Total en 72, (une heure)…. Comment il a fini par obtenir son stage de reconversion en sculpture avec quasiment l’intégralité de son salaire en 73... (une heure et demi….) Comment il a acquis sa galerie en 75 dans un espace très côté, avec vue sur la mer (une demi heure) etc etc… Il aime s’écouter parler, ménage ses suspenses et ses chutes, parsème ses propos d’anecdotes divergentes etc... 

Mais il a une qualité, rare dans la famille, il se vante à peine de son fils aîné directeur de l’INRA (mais il le signale tout de même, essentiellement pour déplorer qu’il habite Paris) et de son petit fils (celui qui nous a servis) qui est polytechnicien …

Comment va Renata ?

Elle ne sort plus de chez elle. C’est bien triste.

Pourquoi ?

Parce que la ville n’est plus ce qu’elle était…

Le petit–fils intervient.

Mais il y a Kader, toujours… Il est si vieux à présent, mais toujours fidèle au poste.

Heureusement.

Le petit-fils intervient à nouveau, pour Anne, qui ne suit pas  et à qui on n'a rien expliqué (qui est Renata? Mystère. -En fait, c'est la sœur de Roger qui vit à Alexandrie-) :

C’est le jardinier. Il est à son service depuis 50 ans. C’est plus qu’un jardinier, en fait.

Roger reprend, pour Nathan :

Sais-tu, il s’est marié ?

A son âge ? Il a au moins 70 ans, non ?

Je ne sais pas. Presque, peut-être. Mais il a prévenu sa future femme avant le mariage : ''je ne dormirai pas à la maison. Je continuerai à dormir chez Madame.''

Et elle a accepté ?

Que faire d’autre? Il ne peut pas imaginer laisser sa maîtresse seule la nuit. A son âge. Il a toujours peur pour elle…

Nathan reprend, un peu gêné :

C'est-à-dire qu’il a sa chambre à la villa rose, évidemment, et ses habitudes…

Mais non, il a juste un matelas qu’il installe dans le salon tous les soirs, c’est tout. Et même parfois, il dort au pied de son lit.

Nathan semble gêné, tergiverse :

Il ne peut pas loger à la villa avec sa femme, évidemment. C’est trop petit…

Pas du tout. Tu ne te souviens donc plus ? C’est immense. Mais vois-tu, ce n’est pas facile de cohabiter avec des gens… disons... de culture différente. Il ne le lui a pas demandé du reste…

Le petit-fils intervient à nouveau :

Ce n’était pas à lui à le lui demander, mais à elle à le proposer. Si elle ne l’a pas fait…

C’est qu’elle ne le souhaitait pas… Il est si dévoué, pense, il dort à ses pieds par terre…

Anne coupe, écœurée :
 — C’est de l’esclavage.

Un silence gêné. Le petit-fils réagit le premier.
 Euh… Non. Disons, un amour démesuré.

Mon chien aussi m’aime. Mais il dort dans mon lit, lui, au moins.

Mais Tante Renata aussi aime Kader.

Moi aussi j’aime mon vieux chien. Mais je le traite mieux.

Ils changent de sujet, après s’être promis d’aller voir la "pauvre" Renata (!) qui est si isolée, dans avenir proche. Nathan semble enchanté à l’idée d’une croisière à Alexandrie, sa presque ville natale. Il ne regarde pas Anne. Personne ne le lui a proposé de les accompagner, comme s’ils sentaient que ce serait un impair. Et c’en serait un. (Ainsi, elle n’aura pas à refuser.)

Puis le vieux monsieur décide d’aller à la mer. Anne signale que leur voiture n’a que deux places. Qu’à cela ne tienne, il prendra la sienne. Quoique neuve, elle est cabossée. Etrange, avec son niveau de vie. Ils comprendront tout de suite, hélas.

C’est l’horreur. Il conduit à toute allure, (après avoir avoué que sa jambe droite flanche parfois !!!!) roule au milieu ou carrément à gauche, grille les feux, frôle les voitures, fonce dans les virages, se soucie des agglomérations comme d’un guigne, percute un trottoir ou deux dans sa joie de montrer ''sa'' plage à ses cousins… et surtout confond visiblement la première et la marche arrière, ce qui n’est pas sans inconvénient au bord des quais… Anne, sur la place avant, est moite et elle a la main gauche sur le frein à main prête à le tirer. Sur la plage, elle prend Nathan à part et le supplie de demander à Roger de rentrer, et par le plus court chemin, et tout de suite. Lui aussi a peur, mais n’ose pas le montrer. Dans la voiture, Nathan comme prévu s’exécute.

Il nous tarde de voir ta galerie. On retourne à Martigues ?

Ne t’inquiète pas. On la verra aussi bien tout à l’heure. On va juste faire le tour par Carry. Le coup d’œil en vaut la peine.

Anne intervient :
 Mais je connais très bien Carry. J’ai habité à Marseille de onze à quinze ans. On y allait souvent. Il est tard…

Tu verras, ça n’a pas changé…

Elle attend désespérément que Nathan intervienne, la soutienne. Lui aussi a peur. En vain.

Entre temps, la nuit est tombée. C’est encore pire. Dans un virage, Anne craque.
 Ralentissez, je vous prie. Et gardez votre droite. Vous allez nous encadrer à la fin…

Mais je ne vais pas vite... N’est-ce pas, Nathan ?

Non, enfin, si, un peu… Et puis Anne est traumatisée depuis son accident…

Ah bon. Si elle est traumatisée, alors, c’est autre chose…

Anne se contient de hurler. Traumatisée !!! Avec ce vieux danger public.

Il ralentit un peu. Ils arrivent miraculeusement à bon port, après avoir arraché un rétro à une voiture en stationnement. Profit et pertes. Il ne s’en est même pas aperçu.

Visite de la galerie. Aucun intérêt. Des œuvres sans originalité, qu’il explique longuement. Sa formation d’ingénieur chimiste le fonde à créer des sculptures qui ressemblent à des hybridations d’orbitales moléculaires, ce dont il est conscient, ou strictement géométriques, méticuleux au point de refaire un montage si une branche n’est pas parfaitement d’équerre.

Il insiste pour aller dire bonjour à son autre fils, qu’il dérange en plein milieu d’une consultation, dans son cabinet, à la grande gêne d’Anne. Le fils ne semble pas fâché, les salue chaleureusement, promet de passer le soir. Puis, il veut aller prendre un café. Il fait encore un essai pour que Nathan et Anne dorment chez lui puisque son fils va venir. Nathan ne dit rien. Anne doit répéter qu’elle a elle aussi une galerie et une maison d’édition… Visiblement, cela ne l’intéresse pas, et, si elle s’est longuement penchée (par force) sur les problèmes de sa propre galerie, de Catherine, l’ex femme du fils de Roger, ceux de Pierre, son autre fils qui vient de divorcer etc ... lui en revanche ne se soucie nullement de ce qu’elle fait, même si cela ressemble à son propre travail.  A un moment, épuisée, elle s'était mise sur un canapé, à demi allongée, dans un coin de la pièce. (Elle a mal au dos depuis un accident qui lui a luxé les cervicales et conduire parfois lui est pénible). C'est là qu'elle entend:


— Il a divorcé et s'est remarié... c'est à dire qu'au delà de cinquante ans, tu comprends, une femme... ce n'est plus pareil question sexe...
— Une femme de cinquante ans n'a plus de désir ? coupe alors Anne, exaspérée. 
— Je croyais que tu dormais...

Ils partent enfin. Seuls à seuls, elle le prend sur le mode humoristique :
Je te retiens avec ton vieux cousin grabataire, isolé, à l’article de la mort… Mais quel dingue ! J’ai cru crever.

Il reconnaît que lui aussi a eu peur et affirme qu’il va prévenir ses fils du danger qu’il court et fait courir à tous lorsqu’il est au volant. 
Et enfin la colère gelée de Nathan éclate. Comme prévu. Mais en public, ce qui ne l’était pas. Anne meurt de faim. Elle demande à aller au restaurant. Nathan refuse. Si jamais un de ses cousins les voyait, quelle honte ce serait !!
Mais il n’y a pas de honte à aller en amoureux dîner au bord de la mer… Et puis ce n’est pas ma faute si le repas était ultra léger…
Non, cela ne se fait pas. D’ailleurs je n’ai pas faim, moi.
Tu sais, après une journée de 20 ou 30 consultations, les deux toubibs, ils dorment sûrement déjà devant leur télé…
Non, je te le dis, il n’en est pas question…
Mais merde, j’ai faim, moi. Et deux cent cinquante kilomètres à faire ...
On ira à Port de bouc.
Soit…

La ville est sombre, lugubre. Le restaurant, sinistre. C’est un restaurant ouvrier, pourtant assez chaleureux malgré le cadre. Alors qu’à Martigues, éclairé au bord de la mer, il y en avait tant de pimpants, joyeux… Qu’importe, Anne mange. Nathan picore, ostensiblement dégoûté. Bavardages.
C’est curieux, il y a des termes tellement connotés qu’on n’ose pas les employer. Par exemple, pendant la guerre d’Algérie, on n’osait pas employer le mot arabe."
La conversation est banale. Ils tombent sur le mot levantin. Connoté péjorativement.
Qu’est-ce que cela signifie ? Chez les turcs, ce sont les arabes résidant en Turquie qui sont ainsi nommés."
Pas du tout.
Si, je t’assure. A Istanbul, il y a le quartier arménien, le quartier levantin et…

Et c’est là que Nathan éclate. Imprévisiblement. Pour rien. Parce qu’il était en pression depuis le matin mais qu’il ne fallait pas qu’il explose avant la fin de la journée.
— Ce n’est pas cela. Il y a le quartier français, cela ne signifie pas que… (le ton est monté d’un coup.) Tu saisis ? Non ? Tu prétends toujours tout savoir… etc… 
Sa colère absurde, (il a pris n’importe quel prétexte) son intonation sont montées au point que la serveuse, gentille l’instant d’avant, se ferme soudain et s’en va à toute allure sans finir de noter les cafés (elle enverra son mari ensuite et on ne la reverra plus) et les autres clients les regardent de plus en plus. Anne est gênée. Elle n’a plus faim mais finit tout de même, se hâte, paie. Ils sortent. Les chalands du comptoir les regardent passer avec insistance. Visiblement, on parle d’eux. 

Dans la rue, d’énervement, elle fait tomber son sac devant la vitrine, qui laisse s’éparpiller tout son contenu ; c’est sombre, elle doit se baisser et ramasser ses affaires. Nathan, sans un geste, la laisse faire, adossé à la voiture. Un jeune homme l’aide. Des clients du restaurant sont sortis, visiblement écœurés par l’attitude de Nathan. L’un d’entre eux, un jeune homme, la regarde avec insistance, il s’en faudrait de peu pour qu’il intervienne contre Nathan. (Autant Nathan se montre conformiste et poli devant les siens, autant devant des gens qu’il ne connaît pas, voire qu’il méprise un peu, il ne se retient nullement, au point qu’un gentleman peut se sentir le devoir de s’interposer entre elle et lui de peur que cela ne s’envenime. C’est déjà arrivé, et Anne a dû refuser l’aide du gars, reconnaissante mais un peu humiliée. La prend-on pour une femme battue ? Sans aucun doute.)

Le jeune homme la regarde fixement. Il quête son aval. Anne veut éviter l’esclandre, se dépêche et monte dans la voiture. Elle ouvre à Nathan, qui s’engouffre (a-t-il lui aussi senti qu’il avait frôlé le lynchage?) et roule. Il ne dit pas un mot. Elle non plus. Interdiction de fumer, évidemment. Ils arrivent à Attuargues. Il monte se coucher. Elle ramasse les objets tombés dans le jardin. C’est tout. C’était prévu. Mais pas aussi violent. Une journée de perdue. Elle va aller sur la tombe de Gustau, même s’il est deux heures. Ca lui remonte toujours le moral.


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